C'est de cette époque que datent les premières lectures dont je me souvienne.
Couché à plat ventre sur mon lit, je dévorais les livres que mon cousin Henri me donnait à lire. (...)
Le troisième livre était Vingt ans après, dont mon souvenir exagère à l'excès l'impression qu'il me fit,
peut-être parce que c'est le seul de ces trois livres que j'ai relu depuis et qu'il m'arrive encore aujourd'hui de relire :
il me semble que je connaissais ce livre par coeur et que j'en avais assimilé tellement de détails que le relire consistait seulement à vérifier qu'ils étaient bien à leur place :
les coins de vermeil de la table de Mazarin, la lettre de Porthos restée depuis quinze ans dans la poche d'un vieux justaucorps de d'Artagnan,
la tétragone d'Aramis en son couvent, la trousse à outils de Grimaud grâce à laquelle on découvre que les tonneaux ne sont pas pleins de bière mais de poudre,
le papier d'Arménie que d'Artagnan fait brûler dans l'oreille de son cheval, la manière dont Porthos,
qui a encore un bon poignet (gros, je crois bien, comme une côtelette de mouton), transforme des pincettes de cheminée en tire-bouchon,
le livre d'images que regarde le jeune Louis XIV lorsque d'Artagnan vient le chercher pour lui faire quitter Paris,
Planchet réfugié chez la logeuse de d'Artagnan et parlant flamand pour faire croire qu'il est son frère,
le paysan charriant du bois et indiquant à d'Artagnan, dans un français impeccable,
la direction du château de La Fère, l'inflexible haine de Mordaunt demandant à Cromwell le droit de remplacer
le bourreau enlevé par les Mousquetaires, et cent autres épisodes, pans entiers de l'histoire ou simples tournures de phrase dont il me semble, non seulement que je les ai toujours connus,
mais plus encore, à la limite, qu'ils m'ont presque servi d'histoire : source d'une mémoire inépuisable,
d'un ressassement, d'une certitude : les mots étaient à leur place, les livres racontaient des histoires ;
on pouvait suivre ; on pouvait relire, et, relisant, retrouver, magnifiée par la certitude qu'on avait de les retrouver,
l'impression qu'on avait d'abord éprouvée : ce plaisir ne s'est jamais tari : je lis peu, mais je relis sans cesse,
Flaubert et Jules Verne, Roussel et Kafka, Leiris et Queneau ; je relis les livres que j'aime et
j'aime les livres que je relis, et chaque fois avec la même jouissance, que je relise vingt pages,
trois chapitres ou le livre entier : celle d'une complicité, d'une connivence, ou plus encore, au-delà, celle d'une parenté enfin retrouvée.
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